Maillol et la grèce
Le rapport qu’entretient Maillol
à la sculpture grecque détermine
en partie la place qu’il tient dans
la sculpture du XXème siècle.
temps de lecture : 1h30m
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Le rapport qu’entretient Maillol à la sculpture grecque détermine en partie la place qu’il tient dans la sculpture du XXème siècle. Très tôt, la critique d’art et les biographes associent Maillol et la Grèce, faisant de lui un légataire de la sculpture grecque antique, vivant tel un berger de l’Arcadie dans sa métairie reculée de Banyuls. Mais cette légende de « Maillol le grec » est à nuancer, car à la différence d’un sculpteur académiste ou classique, Maillol ne fait pas de la sculpture grecque une règle absolue qui lui commanderait la manière de concevoir son œuvre. Il préfère plutôt entrer en résonance avec celle-ci.
Si Maillol visite la Grèce durant l’été 1908, ce serait une erreur de penser qu’il ne possède pas déjà une connaissance profonde de son art. Cela passe par les visites au Louvre, la lecture d’ouvrages et surtout la recherche de photographies. Maillol est ainsi largement familier de cet art, mais son travail évolue dans des directions bien différentes : il ne compose pas selon des canons prédéfinis, mais plutôt de manière sensible selon une architecture et des volumes que lui seul détermine. Il ne porte d’ailleurs pas tellement d’intérêt pour la sculpture tardive hellénistique ni pour la période classique dominée par le sculpteur Phidias. Il préfère le style dit « sévère » : sa prédilection va vers les sculptures du temple de Zeus à Olympie [ill. 1].
“ Il préfère le style dit « sévère » : sa prédilection va vers les sculptures du temple de Zeus à Olympie ”
Dès 1904, suite à un bref séjour ensemble à Londres, le comte Kessler et Maillol méditent un voyage en Grèce. En effet, rien qu’en visitant le British Museum qui possède une collection considérable d’antiques, Maillol déclare à Kessler : « Ce voyage à Londres aura été une éclaircie pour moi. J’ai mieux compris la sculpture et l’art en général. À Paris, les Phidias m’avaient toujours un peu étonné, mais ici, je les ai compris. » Cette visite a été en quelque sorte le premier « véritable » contact de Maillol avec l’antiquité grecque.
Voyager en Grèce laisse Maillol rêveur. Il écrit en 1907 à Maurice Denis qu’il voudrait s’asseoir pendant un mois sous l’Erechtheion : « c’est cela que j’envisage pour le moment comme une grande joie » [ill. 2] En 1908, le projet se concrétise. Pierre Camo souligne dans sa biographie de Maillol que ce voyage est l’événement capital de sa vie. C’est en effet enfin l’endroit où Maillol peut voir les statues in situ : « Je voudrais voir des statues de marbre dehors, dans le pays où elles ont été faites », écrit-il à Pierre Camo. A Maurice Denis, il précise : « je ne vous cache pas ma grande joie de voir un temple grec, des colonnes de marbre en plein soleil et même de la sculpture dehors. […] Ce qui compte surtout ma foi plus que d’aller voir le chef-d’œuvre de l’architecture c’est que je verrai du marbre au soleil ».
Finalement, Maillol se rendra avec le comte Kessler en Grèce du 25 avril au 3 juin 1908. Ce voyage est connu par deux sources principales : la première est le journal de Kessler [Ill. 3] et la seconde est absolument exceptionnelle puisqu’il s’agit d’un carnet de voyage, rempli de notes et de quelques croquis, que Maillol entreprit durant son séjour. Il s’agit d’une pratique rarissime chez l’artiste, qui prouve la nature extraordinaire de ce voyage à ses yeux.
Si au début, l’écrivain autrichien Hugo von Hofmannsthal est présent, il quittera le voyage, ne se satisfaisant pas de ce qu’il voit et se sentant de trop dans le duo entre Kessler et Maillol. [Ill.4]
je ne vous cache pas ma grande joie de voir un temple grec, des colonnes de marbre en plein soleil et même de la sculpture dehors. […] Ce qui compte surtout ma foi plus que d’aller voir le chef-d’œuvre de l’architecture c’est que je verrai du marbre au soleil
Aristide Maillol
L’une des raisons du départ de Hofmannsthal fut que le pays grec ne ressemblait en aucun point à ce qu’il attendait. Maillol, au contraire, ne se sentit pas dépaysé. Paradoxalement, l’artiste est frappé par la ressemblance entre les paysages grecs et ceux de la campagne de Banuyls. « Je me crois dans mon village d’ailleurs la même la végétation étant la même l’illusion serait complète si les espaces n’étaient ici 10 fois multipliés » note-t-il
Les premières impressions de la Grèce mentionnées dans le carnet de voyage sont sur le paysage. Il décrit très vite « un chemin contourné premiers aspects de la maison sur une colline brûlée maisons peintes en rose et en bleu, je vois un motif à peindre tout de suite – je dis je peindrai cela, car j’ai bien l’intention d’emporter quelques peintures comme souvenir. » Il joint le geste à la parole, et il a été conservé de ce voyage deux petites peintures [ill. 6 et ill. 7] qui représentent les monuments antiques. Le travail de lumière rosée montre l’intérêt de Maillol pour sa réverbération sur la blancheur des pierres.
Maillol est également sensible à la vie quotidienne. Il commente et croque les passants et leurs vêtements qu’il croise sur son chemin : « la route est partout très jolie on est bien en Grèce – partout les paysans ont réellement l’air heureux leur costume est très curieux – leurs jambes sont très serrées et moulées dans un caleçon blanc – souliers en cuir pointus surmontés d’une oupe [sic – pour :houppe] – jupon blanc – ou casaque en poils de chèvre ». [ill. 8 et ill. 9]
ill. 5 Aristide Maillol à Olympie dans les ruines du supposé « atelier de Phidias », entre le 16 et le 18 mai 1908, photographe Harry Kessler, archive de la Fondation Dina Vierny – Musée Maillol.
ill. 5 Aristide Maillol à Olympie dans les ruines du supposé « atelier de Phidias », entre le 16 et le 18 mai 1908, photographe Harry Kessler, archive de la Fondation Dina Vierny – Musée Maillol.
Début mai, aux alentours de Delphes, Maillol et Kessler apprennent qu’une fête se déroule pendant trois jours au village d’Arachova, et ils s’y rendent alors à dos de mulet [Ill. 10]. L’artiste est étonné de la similitude des danses avec celles de sa région natale, notamment avec la danse « contrapàs » [ill. 11]. Maillol commente également des œuvres d’art : la première citée est « l’Apollon à l’Omphalos » dont il loue « la sérénité de la forme puissante sans fadaises ».
Par ce voyage, Maillol désire voir la Grèce dans toute son entièreté, et non plus des morceaux prélevés vus en musées ; il veut regarder les œuvres d’art dans leur climat originel. Cette aspiration, décrite à Pierre Camo et à Maurice Denis, d’observer les productions grecques sous la lumière et en plein air est pleinement assouvie : « J’ai ici dans les ruines la joie de voir enfin ce que j’étais venu chercher une statue en plein air – mais hélas complètement mutilée – c’est égal je la vois toute baignée de lumière l’ombre n’existe pas ici – l’air est si limpide que l’ombre est aussi lumineuse que la lumière ». [Ill.12].
Cette réflexion de la sculpture dans son environnement naturel et son interaction avec la lumière est en réalité une préoccupation présente depuis longtemps dans la pratique du sculpteur. Maillol considère d’ailleurs sa sculpture Méditerranée comme une « jeune fille en plein air », soulignant ainsi le rôle de l’atmosphère environnant qui confère de la vie à la figure.
ill. 9 Un berger grec, photographe Harry Kessler, mai 1908, archive de la Fondation Dina Vierny – Musée Maillol.
ill. 10 Aristide Maillol à dos de mulet en route vers Arachova, photographe Harry Kessler, 7 mai 1908, archive de la Fondation Dina Vierny – Musée Maillol.
ill. 13 Sculpture de « l’Esclave assis », Fronton Est du temple de Zeus, conservé au Musée d’Olympie, avril-juin 1908, photographe Harry Kessler, archives de la Fondation Dina Vierny – Musée Maillol.
ill. 14 La Méditerranée, 1923, terre cuite, 18,2 x 13 cm, Fondation Dina Vierny – Musée Maillol.
ill. 14 La Méditerranée, 1923, terre cuite, 18,2 x 13 cm, Fondation Dina Vierny – Musée Maillol.
L’expérience que retire Maillol de son voyage en Grèce à l’âge de quarante-sept ans n’est pas de l’ordre l’apprentissage. Il n’est plus un jeune artiste cherchant de nouveaux modèles ou des sources d’inspirations pour son œuvre à venir. Il en tire plutôt une forme de résonance, une confirmation de son art et de sa pensée. Voir les œuvres grecques sur place lui confirme plutôt la justesse des formules plastiques qu’il élabore en sculpture depuis les années 1900.
Il apprécie d’ailleurs particulièrement les antiques qui ont une certaine affinité avec certaines de ses œuvres. Il loue par exemple la figure de « l’esclave assis » de la façade Est du temple de Zeus, conservé au Musée d’Olympie, dont la position constitue un pendant masculin à sa propre petite étude pour Méditerranée.
Maillol vante à Kessler les qualités de simplicités de cette sculpture : « Oui, ils [les sculpteurs grecs] n’ont pas cherché midi à quatorze heures, ces gens-là, comme les modernes : c’est simple… comme la nature. » Maillol y voit le principe de la simplification formelle qui fait apparaître l’œuvre dans toute son entièreté au spectateur, principe qu’il a déjà tenté de mettre en œuvre dans Méditerranée.
Maillol a donc une pensée originale sur l’art antique, qu’il ne regarde pas comme un modèle à suivre, mais comme un héritage dont il faut faire table rase pour trouver une expression nouvelle en sculpture. Ainsi, il critique Bourdelle de faire des Héraklès ou des Minerves. « Sommes-nous en Grèce pour faire des Minerves ? Il faut faire des choses de son temps. Il n’a jamais été foutu de faire une femme nue. » C’est pourquoi Maillol dit à Kessler qu’il préfère « encore être bête devant la nature que savant. »
Ainsi, Maillol dessine quelques œuvres d’après les antiques vues dans les musées ou quelques monuments [ill. 15], mais l’œuvre qui résulte de ce voyage ne tire aucunement son esthétique de l’antiquité, mais bien du regard de Maillol sur nature, d’après un modèle masculin, sujet rarissime dans sa production sculptée.
ill. 15 Page du carnet de voyage : croquis annoté « erectheion [sic] et parthénon », folio 102, mai-juin 1908, archive de la Fondation Dina Vierny – Musée Maillol.
Outre les quelques dessins de sculptures ou de monuments que Maillol réalise, la seule œuvre qu’il ramène de ce voyage est un nu masculin réalisé d’après nature qui ne tient aucunement leçon de l’esthétique antique.
La période du voyage en Grèce correspond à une attention particulière portée sur le nu masculin. Maillol semble tant s’intéresser à cette question qu’il assure à Kessler qu’il utilisera ce qu’il a vu en Grèce pour exécuter « un bonhomme vers lequel je me dirige ». Plus précisément, il compte puiser dans « l’Apollon Domphalos » et « le Doryphore » – pris en photo par Kessler [ill. 16] – et les études graphiques et modelées faites sur place [ill. 17 et ill. 18]
A la fin de leur séjour, entre le 23 et le 29 mai, Maillol regarde et dessine des hommes fréquentant la plage de Phalère. Il demande alors à l’un de ces baigneurs, Angelos Mantheou Chromatopoulos, de poser pour une statue. Maillol s’enthousiasme : « Avec de tels modèles, c’est pas étonnant qu’ils [les artistes grecs] aient été de grands sculpteurs ». Sa démarche est ainsi de rechercher ce qu’un sculpteur grec antique a pu voir « dans la nature ».
“ Sommes-nous en Grèce pour faire des Minerves ? Il faut faire des choses de son temps. Il n’a jamais été foutu de faire une femme nue. ”
Maillol se munit de ce qui lui est nécessaire pour travailler sa sculpture avec les moyens du bord : il trouve sur la plage un morceau de bois pour servir de support, ainsi que du fil de fer, du bois souple et de la toile métallique pour servir de base. Le propriétaire de l’hôtel leur offre un coin ombragé du jardin afin de servir d’atelier improvisé. [Ill. 19]
La terre réalisée sur place n’est pas identifiée à ce jour. Toutefois, Maillol, de retour en France, n’oublie pas cette sculpture élaborée en 1908 et ce n’est qu’en 1930 qu’il réalise un bronze à partir de cette étude, dont un exemplaire revint naturellement au comte Kessler, sans qui Maillol ne se serait sans doute jamais rendu en Grèce [ill. 20].
Le 30 mai, après avoir repoussé la fin du voyage d’une semaine, l’heure du départ approchant, Maillol visite une dernière fois l’Acropole d’Athènes et il note, ému : « je vais vous dire adieu – Parthénon – propylées – erectheion – cariatides qui me paraissez être le sommet plus haut sommet où puisse arriver la sculpture – je vous dis adieu – mais pas pour toujours j’espère »
– Judith Cladel, Maillol, sa vie, son œuvre, ses idées, Paris, Bernard Grasset, 1937.
– Henri Frère, Conversations de Maillol, Paris, Somogy Edition d’art, 2016.
– Comte Harry Kessler, Journal : Regards sur l’art et les artistes contemporains, 1889– 1937, Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2017.
Disponible en ligne : https://books.openedition.org/editionsmsh/10902?lang=fr
– Ursel Berger et Jörg Zutter, Aristide Maillol, catalogue de l’exposition, Musée cantonal des Beaux-Arts, Lausanne, du 15 mai au 22 septembre 1996
– Alex Susanna, Maillol et la Grèce, catalogue de l’exposition, Museu Frederic Marès, Barcelone, du 27 avril 2015 au 31 janvier 2016, édition
Ajuntament de Barcelona, 2015 – textes en catalan et en français.
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temps de lecture : 1h30m
Le rapport qu’entretient Maillol à la sculpture grecque détermine en partie la place qu’il tient dans la sculpture du XXème siècle. Très tôt, la critique d’art et les biographes associent Maillol et la Grèce, faisant de lui un légataire de la sculpture grecque antique, vivant tel un berger de l’Arcadie dans sa métairie reculée de Banyuls. Mais cette légende de « Maillol le grec » est à nuancer, car à la différence d’un sculpteur académiste ou classique, Maillol ne fait pas de la sculpture grecque une règle absolue qui lui commanderait la manière de concevoir son œuvre. Il préfère plutôt entrer en résonance avec celle-ci.
Si Maillol visite la Grèce durant l’été 1908, ce serait une erreur de penser qu’il ne possède pas déjà une connaissance profonde de son art. Cela passe par les visites au Louvre, la lecture d’ouvrages et surtout la recherche de photographies. Maillol est ainsi largement familier de cet art, mais son travail évolue dans des directions bien différentes : il ne compose pas selon des canons prédéfinis, mais plutôt de manière sensible selon une architecture et des volumes que lui seul détermine. Il ne porte d’ailleurs pas tellement d’intérêt pour la sculpture tardive hellénistique ni pour la période classique dominée par le sculpteur Phidias. Il préfère le style dit « sévère » : sa prédilection va vers les sculptures du temple de Zeus à Olympie [ill. 1].
ill 1. Maillol assis au musée d’Olympie, devant les sculptures du Fronton Ouest du temple de Zeus, entre le 14 et le 17 mai 1908, photographe Harry Kessler, archive de la Fondation Dina Vierny – Musée Maillol.
“ Il préfère le style dit « sévère » : sa prédilection va vers les sculptures du temple de Zeus à Olympie ”
Aristide Maillol
Parcours du voyage en Grèce : voir « du marbre au soleil »
Dès 1904, suite à un bref séjour ensemble à Londres, le comte Kessler et Maillol méditent un voyage en Grèce. En effet, rien qu’en visitant le British Museum qui possède une collection considérable d’antiques, Maillol déclare à Kessler : « Ce voyage à Londres aura été une éclaircie pour moi. J’ai mieux compris la sculpture et l’art en général. À Paris, les Phidias m’avaient toujours un peu étonné, mais ici, je les ai compris. » Cette visite a été en quelque sorte le premier « véritable » contact de Maillol avec l’antiquité grecque.
Voyager en Grèce laisse Maillol rêveur. Il écrit en 1907 à Maurice Denis qu’il voudrait s’asseoir pendant un mois sous l’Erechtheion : « c’est cela que j’envisage pour le moment comme une grande joie » [ill. 2] En 1908, le projet se concrétise. Pierre Camo souligne dans sa biographie de Maillol que ce voyage est l’événement capital de sa vie. C’est en effet enfin l’endroit où Maillol peut voir les statues in situ : « Je voudrais voir des statues de marbre dehors, dans le pays où elles ont été faites », écrit-il à Pierre Camo. A Maurice Denis, il précise : « je ne vous cache pas ma grande joie de voir un temple grec, des colonnes de marbre en plein soleil et même de la sculpture dehors. […] Ce qui compte surtout ma foi plus que d’aller voir le chef-d’œuvre de l’architecture c’est que je verrai du marbre au soleil ».
Finalement, Maillol se rendra avec le comte Kessler en Grèce du 25 avril au 3 juin 1908. Ce voyage est connu par deux sources principales : la première est le journal de Kessler [Ill. 3] et la seconde est absolument exceptionnelle puisqu’il s’agit d’un carnet de voyage, rempli de notes et de quelques croquis, que Maillol entreprit durant son séjour. Il s’agit d’une pratique rarissime chez l’artiste, qui prouve la nature extraordinaire de ce voyage à ses yeux.
Si au début, l’écrivain autrichien Hugo von Hofmannsthal est présent, il quittera le voyage, ne se satisfaisant pas de ce qu’il voit et se sentant de trop dans le duo entre Kessler et Maillol. [Ill.4]
ill. 4 Aristide Maillol et Hugo von Hofmannsthal à Delphes, mai 1908, photographie Harry Kessler, Marbach, Deutsches Literaturarchiv Marbach | © Deutsches Literaturarchiv Marbach, Nachlass Harry Graf Kessler.
ill. 3 Harry Kessler, Journal, fac-similé du manuscrit, 13 et 14 mai 1908, avec une photographie prise par Harry Kessler, montrant Aristide Maillol sur le site du temple d’Apollon à Delphes, Marbach, Deutsches Literaturarchiv Marbach | © Deutsches Literaturarchiv Marbach, Nachlass Harry Graf Kessler.
je ne vous cache pas ma grande joie de voir un temple grec, des colonnes de marbre en plein soleil et même de la sculpture dehors. […] Ce qui compte surtout ma foi plus que d’aller voir le chef-d’œuvre de l’architecture c’est que je verrai du marbre au soleil
Aristide Maillol
Regards de Maillol sur la grèce
L’une des raisons du départ de Hofmannsthal fut que le pays grec ne ressemblait en aucun point à ce qu’il attendait. Maillol, au contraire, ne se sentit pas dépaysé. Paradoxalement, l’artiste est frappé par la ressemblance entre les paysages grecs et ceux de la campagne de Banuyls. « Je me crois dans mon village d’ailleurs la même la végétation étant la même l’illusion serait complète si les espaces n’étaient ici 10 fois multipliés » note-t-il
Les premières impressions de la Grèce mentionnées dans le carnet de voyage sont sur le paysage. Il décrit très vite « un chemin contourné premiers aspects de la maison sur une colline brûlée maisons peintes en rose et en bleu, je vois un motif à peindre tout de suite – je dis je peindrai cela, car j’ai bien l’intention d’emporter quelques peintures comme souvenir. » Il joint le geste à la parole, et il a été conservé de ce voyage deux petites peintures [ill. 6 et ill. 7] qui représentent les monuments antiques. Le travail de lumière rosée montre l’intérêt de Maillol pour sa réverbération sur la blancheur des pierres.
Ill. 7 Paysage de Grèce, l’Acropole, mai 1908, huile sur toile, 30×40 cm, Fondation Dina Vierny – Musée Maillol.
ill. 3 Harry Kessler, Journal, fac-similé du manuscrit, 13 et 14 mai 1908, avec une photographie prise par Harry Kessler, montrant Aristide Maillol sur le site du temple d’Apollon à Delphes, Marbach, Deutsches Literaturarchiv Marbach | © Deutsches Literaturarchiv Marbach, Nachlass Harry Graf Kessler.
Ill. 8 Page du carnet de voyage d’Aristide Maillol : croquis d’un berger ou paysan grec , folio 53, mai 1908, archive de la Fondation Dina Vierny – Musée Maillol.
Maillol est également sensible à la vie quotidienne. Il commente et croque les passants et leurs vêtements qu’il croise sur son chemin : « la route est partout très jolie on est bien en Grèce – partout les paysans ont réellement l’air heureux leur costume est très curieux – leurs jambes sont très serrées et moulées dans un caleçon blanc – souliers en cuir pointus surmontés d’une oupe [sic – pour :houppe] – jupon blanc – ou casaque en poils de chèvre ». [ill. 8 et ill. 9]
Début mai, aux alentours de Delphes, Maillol et Kessler apprennent qu’une fête se déroule pendant trois jours au village d’Arachova, et ils s’y rendent alors à dos de mulet [Ill. 10]. L’artiste est étonné de la similitude des danses avec celles de sa région natale, notamment avec la danse « contrapàs » [ill. 11]. Maillol commente également des œuvres d’art : la première citée est « l’Apollon à l’Omphalos » dont il loue « la sérénité de la forme puissante sans fadaises ».
Ill. 9 Un berger grec, photographe Harry Kessler, mai 1908, archive de la Fondation Dina Vierny – Musée Maillol.
ill. 10 Aristide Maillol à dos de mulet en route vers Arachova, photographe Harry Kessler, 7 mai 1908, archive de la Fondation Dina Vierny – Musée Maillol.
Par ce voyage, Maillol désire voir la Grèce dans toute son entièreté, et non plus des morceaux prélevés vus en musées ; il veut regarder les œuvres d’art dans leur climat originel. Cette aspiration, décrite à Pierre Camo et à Maurice Denis, d’observer les productions grecques sous la lumière et en plein air est pleinement assouvie : « J’ai ici dans les ruines la joie de voir enfin ce que j’étais venu chercher une statue en plein air – mais hélas complètement mutilée – c’est égal je la vois toute baignée de lumière l’ombre n’existe pas ici – l’air est si limpide que l’ombre est aussi lumineuse que la lumière ». [Ill.12].
Cette réflexion de la sculpture dans son environnement naturel et son interaction avec la lumière est en réalité une préoccupation présente depuis longtemps dans la pratique du sculpteur. Maillol considère d’ailleurs sa sculpture Méditerranée comme une « jeune fille en plein air », soulignant ainsi le rôle de l’atmosphère environnant qui confère de la vie à la figure.
Ill. 11 Une danse grecque pendant une fête dans le village d’Arachova, c. 7-10 mai 1908, photographe Harry Kessler, archive de la Fondation Dina Vierny – Musée Maillol.
Ill. 12 Vue d’une sculpture dans une ruine, mai 1908, photographe Harry Kessler, Archives de la Fondation Dina Vierny – Musée Maillol.
L’expérience que retire Maillol de son voyage en Grèce à l’âge de quarante-sept ans n’est pas de l’ordre l’apprentissage. Il n’est plus un jeune artiste cherchant de nouveaux modèles ou des sources d’inspirations pour son œuvre à venir. Il en tire plutôt une forme de résonance, une confirmation de son art et de sa pensée. Voir les œuvres grecques sur place lui confirme plutôt la justesse des formules plastiques qu’il élabore en sculpture depuis les années 1900.
Il apprécie d’ailleurs particulièrement les antiques qui ont une certaine affinité avec certaines de ses œuvres. Il loue par exemple la figure de « l’esclave assis » de la façade Est du temple de Zeus, conservé au Musée d’Olympie, dont la position constitue un pendant masculin à sa propre petite étude pour Méditerranée. [Ill. 13 et ill. 14]
Maillol vante à Kessler les qualités de simplicités de cette sculpture : « Oui, ils [les sculpteurs grecs] n’ont pas cherché midi à quatorze heures, ces gens-là, comme les modernes : c’est simple… comme la nature. » Maillol y voit le principe de la simplification formelle qui fait apparaître l’œuvre dans toute son entièreté au spectateur, principe qu’il a déjà tenté de mettre en œuvre dans Méditerranée.
ill. 13 Sculpture de « l’Esclave assis », Fronton Est du temple de Zeus, conservé au Musée d’Olympie, avril-juin 1908, photographe Harry Kessler, archives de la Fondation Dina Vierny – Musée Maillol.
ill. 14 La Méditerranée, 1923 terre cuite, 18,2 x 13 cm, Fondation Dina Vierny – Musée Maillol.
Maillol a donc une pensée originale sur l’art antique, qu’il ne regarde pas comme un modèle à suivre, mais comme un héritage dont il faut faire table rase pour trouver une expression nouvelle en sculpture. Ainsi, il critique Bourdelle de faire des Héraklès ou des Minerves.
« Sommes-nous en Grèce pour faire des Minerves ? Il faut faire des choses de son temps. Il n’a jamais été foutu de faire une femme nue. » C’est pourquoi Maillol dit à Kessler qu’il préfère « encore être bête devant la nature que savant. »
Ainsi, Maillol dessine quelques œuvres d’après les antiques vues dans les musées ou quelques monuments [ill. 15], mais l’œuvre qui résulte de ce voyage ne tire aucunement son esthétique de l’antiquité, mais bien du regard de Maillol sur nature, d’après un modèle masculin, sujet rarissime dans sa production sculptée.
“ Sommes-nous en Grèce pour faire des Minerves ? Il faut faire des choses de son temps. Il n’a jamais été foutu de faire une femme nue. ”
Aristide Maillol
Ill. 15 Page du carnet de voyage : croquis annoté « erectheion [sic] et parthénon », folio 102, mai-juin 1908, archive de la Fondation Dina Vierny – Musée Maillol.
Outre les quelques dessins de sculptures ou de monuments que Maillol réalise, la seule œuvre qu’il ramène de ce voyage est un nu masculin réalisé d’après nature qui ne tient aucunement leçon de l’esthétique antique.
La période du voyage en Grèce correspond à une attention particulière portée sur le nu masculin. Maillol semble tant s’intéresser à cette question qu’il assure à Kessler qu’il utilisera ce qu’il a vu en Grèce pour exécuter « un bonhomme vers lequel je me dirige ». Plus précisément, il compte puiser dans « l’Apollon Domphalos » et « le Doryphore » – pris en photo par Kessler [ill. 16] – et les études graphiques et modelées faites sur place [ill. 17 et ill. 18]
A la fin de leur séjour, entre le 23 et le 29 mai, Maillol regarde et dessine des hommes fréquentant la plage de Phalère. Il demande alors à l’un de ces baigneurs, Angelos Mantheou Chromatopoulos, de poser pour une statue. Maillol s’enthousiasme : « Avec de tels modèles, c’est pas étonnant qu’ils [les artistes grecs] aient été de grands sculpteurs ». Sa démarche est ainsi de rechercher ce qu’un sculpteur grec antique a pu voir « dans la nature ».
ill. 16 Page du carnet de voyage : croquis annoté « erectheion [sic] et parthénon », folio 102, mai-juin 1908, archive de la Fondation Dina Vierny – Musée Maillol.
ill. 17 & ill. 18 Etudes, figures masculines dans diverses poses, issue d’un carnet de croquis, mai 1908, Fondation Dina Vierny – Musée Maillol.
Maillol se munit de ce qui lui est nécessaire pour travailler sa sculpture avec les moyens du bord : il trouve sur la plage un morceau de bois pour servir de support, ainsi que du fil de fer, du bois souple et de la toile métallique pour servir de base. Le propriétaire de l’hôtel leur offre un coin ombragé du jardin afin de servir d’atelier improvisé. [Ill. 19]
La terre réalisée sur place n’est pas identifiée à ce jour. Toutefois, Maillol, de retour en France, n’oublie pas cette sculpture élaborée en 1908 et ce n’est qu’en 1930 qu’il réalise un bronze à partir de cette étude, dont un exemplaire revint naturellement au comte Kessler, sans qui Maillol ne se serait sans doute jamais rendu en Grèce [ill. 20].
Le 30 mai, après avoir repoussé la fin du voyage d’une semaine, l’heure du départ approchant, Maillol visite une dernière fois l’Acropole d’Athènes et il note, ému : « je vais vous dire adieu – Parthénon – propylées – erectheion – cariatides qui me paraissez être le sommet plus haut sommet où puisse arriver la sculpture – je vous dis adieu – mais pas pour toujours j’espère »
ill. 19 Aristide Maillol modelant une statuette en terre cuite avec un modèle masculin en Grèce, entre le 23 et le 27 mai 1908, photographe Harry Kessler, archive de la Fondation Dina Vierny – Musée Maillol.
ill. 20 Le Jeune homme, 1908-1930, bronze,
H. 31 cm, Fondation Dina Vierny – Musée Maillol.
– Judith Cladel, Maillol, sa vie, son œuvre, ses idées, Paris, Bernard Grasset, 1937.
– Henri Frère, Conversations de Maillol, Paris, Somogy Edition d’art, 2016.
– Comte Harry Kessler, Journal : Regards sur l’art et les artistes contemporains, 1889– 1937, Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2017.
Disponible en ligne : https://books.openedition.org/editionsmsh/10902?lang=fr
– Ursel Berger et Jörg Zutter, Aristide Maillol, catalogue de l’exposition, Musée cantonal des Beaux-Arts, Lausanne, du 15 mai au 22 septembre 1996
– Alex Susanna, Maillol et la Grèce, catalogue de l’exposition, Museu Frederic Marès, Barcelone, du 27 avril 2015 au 31 janvier 2016, édition
Ajuntament de Barcelona, 2015 – textes en catalan et en français.
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